Dans quelques jours, très exactement le 28 juillet 2021, le Pérou (terre natale de mon épouse) commémorera le bicentenaire de son indépendance. Celle-ci fut effectivement proclamée à Lima, le 28 juillet 1821, après près de trois siècles d'occupation espagnole. En réalité, d'autres batailles suivirent, notamment celle d'Ayacucho (9 décembre 1824), et ce n'est que le 4 décembre 1836 que l'Espagne reconnut définitivement l'indépendance du Pérou.
Ce petit article se propose précisément de rappeler ce que furent les prémices de cette indépendance, puis d'en décrire le processus (rebellions et batailles principales). Mais auparavant, il convient de dire quelques mots sur ce que fut exactement la colonisation du Pérou par l'Espagne.
Le Pérou à l'époque coloniale (1542-1821)
De 1542 à 1821, pas moins de quarante Vice-Rois vont se succéder à la tête du Pérou; le premier est don Blasco Núñez Vela, et le dernier don José de la Serna. Tous se consacreront au même double objectif: le reformatage en règle du pays en différentes classes sociales et l'exploitation à outrance de ses richesses.
- Reformatage du pays en différentes classes sociales
Dans la Vice-Royauté du Pérou, quatre catégories sociales différentes seront établies:
- La Noblesse ou Classe Haute
Il s'agit des aristocrates originaires d'Espagne mandatés par la mère-patrie et des descendants des conquistadors. Ils constituaient l'élite de la Vice-Royauté et eux-seuls pouvaient accéder à des fonctions publiques (juges d'instruction, percepteurs d'impôts, etc.) et étaient chargés du très sinistre système des "Encomiendas" (1).
- La Classe Moyenne
Celle-ci comprenait toutes les familles, sans titres nobiliaires, ayant réussi sur le plan économique (commerce, agriculture, exploitation minière). On y trouvait ainsi la plupart des descendants d'Espagnols nés sur place et appelés "Criollos". En faisaient également partie les "Corregidores" (sorte de Préfets représentant le Vice-Roi) ainsi que les familles d''Indigènes issues de la Noblesse Inca et appelés les "Curacas" (2).
- La Classe Populaire
Dans cette catégorie figuraient les "Mestizos" (Métis), nés de père espagnol et de mère indigène (à l'époque, l'immigration était en majorité masculine), ainsi que les "Criollos" pauvres (tous n'avaient pas réussi). En faisaient également partie les "Indios" (nom utilisé pour désigner la grande majorité de la population indigène). Les conditions de vie de ces derniers étaient particulièrement dures, voire même cruelles (beaucoup d'entre eux vécurent à l'état d'esclaves, pris dans le terrible engrenage des "Encomiendas"), le plus souvent selon le système de la "Mita" (3).
- Les Esclaves
Au bas de l'échelle se trouvaient des milliers de malheureux à la peau noire, amenés de force depuis l'Afrique. Ils travaillaient essentiellement dans les fermes et les maisons, étant achetés et vendus comme du bétail. Ils avaient néanmoins la possibilité de racheter leur liberté et d'aller travailler et/ou vivre ailleurs.
- Exploitation des ressources du pays (mines et agriculture)
Cette période coloniale (1542-1821) fut particulièrement faste pour les Espagnols, grâce à l’exploitation des mines d’or et d’argent du Pérou. Toutes ces richesses étaient acheminées vers la capitale Lima, dont le faste rivalisait alors avec celui de Madrid, avant d'être expédiées vers l'Espagne. Des milliers de galions traversèrent ainsi les océans, chargés de ces métaux précieux (plusieurs d'entre eux chavirèrent et ... continuent de hanter l'esprit de tous les chasseurs de trésors).
Les "Indios" (cf. plus haut) payèrent le prix fort pour tout cela, notamment pour les conditions de travail absolument terribles (cf. "Encomiendas" et "Mita"). Des milliers d'entre eux moururent au fond des mines ou furent décimés par les maladies importées par les Européens (variole, choléra et rougeole).
L'agriculture connut également un très grand essor, les colons se distribuant de vastes propriétés ("Haciendas" de plusieurs milliers d'hectares) avec une main d’œuvre particulièrement docile et le plus souvent réduite à l’état d’esclavage.
Les causes du mouvement d'indépendance
Voici les principaux détonateurs qui, peu à peu, conduisirent au mouvement d'indépendance du Pérou :
- Le sentiment de profonde injustice devant ce qui a été décrit ci-dessus : en premier lieu, une classe sociale, celle des aristocrates, bénéficiant de tous les privilèges; en second lieu, les abus des Espagnols imposant des conditions de travail absolument abominables à la population indigène.
- L'aspiration des "Criollos" à posséder le pouvoir politique, en contrepartie de leur participation au développement du pays.
- L'impact de la déclaration d'indépendance des 13 Colonies Américaines du Nord, vis-à-vis de l'Angleterre (1783), sur beaucoup de nations à la fin du XVIIIe siècle et début du XIXe.
- L'influence de la Révolution Française (1789) dans la lutte contre l'absolutisme, qui devint un modèle pour tous les séparatistes "Criollos".
- L'impact de la Révolution Haïtienne (1791) vue comme la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne.
- La chute de la Monarchie Espagnole (Carlos IV puis Fernando VII) en 1808, après l'invasion des troupes napoléoniennes. Cet événement eut un effet considérable sur tous les séparatistes, car chacun comprit que la puissance impériale avait perdu son invincibilité.
- L'influence de l'Angleterre, soucieuse de rompre le monopole colonial de l'Espagne en Amérique Latine.
- Les réformes bourboniennes (prises par les Monarques Espagnols de la Maison des Bourbons à partir du XVIIIe) imposées brutalement au Pérou et aux effets tragiques : forte augmentation des impôts, de l'esclavage et des expropriations de terres; pouvoir quasi absolu de l'Eglise; discrimination sans cesse accrue des "Criollos", des "Mestizos" et des "Indios" au bénéfice de la Noblesse.
- Les idéaux de Liberté portés par différents précurseurs, parmi lesquels José Baquijano, Toribio Rodríguez de Mendoza, José de la Riva Agüero et José Faustino Sánchez Carrión ...
Le processus d'indépendance du Pérou
Cette période de l'Histoire du Pérou, rythmée par plusieurs insurrections et batailles, s'étendit sur plus de 40 ans (1780-1824). Ce long processus révolutionnaire, encapsulé dans d'autres mouvements similaires sur le même continent, allait aboutir à la chute de la Vice-Royauté du Pérou et à la création d'une République Péruvienne, indépendante de la Couronne d'Espagne.
Les trois principaux protagonistes en furent Tupac Amaru II, José de San Martín et Simón Bolívar (photo ci-dessous, de gauche à droite).
Entre 1780 et 1781, ce Cacique (2) natif de Cuzco conduisit la plus grande insurrection à laquelle l'Espagne eut à faire face dans ses colonies sud-américaines. Cette révolte, déclenchée à la suite d'une brutale augmentation des impôts, se transforma très vite en un mouvement de revendication de l’autonomie du territoire vis-à-vis de la Couronne d'Espagne. Túpac Amaru II arriva à réunir une armée de près de 50 000 hommes, composée essentiellement d’Amérindiens et de Métis.
Cependant, après quelques batailles, la révolte fut écrasée dans le sang par les Espagnols et Túpac Amaru II fait prisonnier. Le 18 mai 1781, celui-ci fut contraint d’assister à l’exécution de sa femme et de ses fils, avant d'être à son tour écartelé, décapité et carrément dépecé. Des morceaux de son corps furent même jetés dans des villages qui avaient appuyé la rébellion. Ce comportement impitoyable des Espagnols contribua à faire de Tupac Amaru II un martyr et un symbole pour les mouvements de rébellion à venir.
Cela dit, ce n'est qu'à partir de 1808 (invasion de l'Espagne par les troupes napoléoniennes) que se déclencha un véritable processus d'émancipation dans les colonies espagnoles du continent (Argentine, Chili, Venezuela, Pérou, etc.). Partout des "Patriotes", appelés ainsi à cause de leurs idées libérales et pour la plupart des propriétaires terriens d'origine espagnole ("Criollos"), prirent les armes afin d'obtenir de l'Espagne leur indépendance. Des Conseils Gouvernementaux (Juntes) et des Armées de Libération se formèrent pour réclamer pouvoir et autonomie.
En 1816, les "Patriotes" argentins furent les premiers à obtenir l'indépendance de leur pays. A leur tête se trouvait le Général José de San Martín qui, après avoir fait une brillante carrière militaire en Espagne, avait embrassé la cause américaine. Quelque temps après, en accord avec le gouvernement argentin et avec le soutien d'émigrés chiliens (comme Bernardo O'Higgins), le Général San Martin monta une expédition militaire (connue sous le nom d'Armée des Andes) pour libérer le Chili. Partant de Cordoba (Argentine), il traversa les Andes et, prenant par surprise les forces espagnoles, les battit à Chacabuco (12 février 1817). Cette victoire ainsi que celle qui suivit à Maipú (5 avril 1818) rendirent effective l'indépendance du Chili.
Encouragé par ces succès, San Martín décida alors de poursuivre vers le Pérou. Pour cela, il prépara une expédition maritime et partit le 20 août 1820 du port de Valparaíso (Chili) avec une armée de 4 000 hommes (Argentins, Chiliens et autres nationalités). Il débarqua le 8 septembre 1820 à Pisco (Pérou) pour atteindre finalement à Lima en juillet 1821, où il entra sans difficulté (le Vice-Roi et l'armée espagnole s'étaient alors repliés sur Cuzco).
Il y proclama l'indépendance du pays, le 28 juillet 1821, devant des milliers de personnes. Nommé "Protecteur du Pérou" le 3 août 1821, avec pleine autorité civile et militaire, il forma le premier Congrès Constituant de la République du Pérou. Il fonda également la Bibliothèque Nationale du Pérou et créa aussi l'Ordre Péruvien du Soleil. Le Congrès lui donna le titre de Fundador de la Libertad del Perú y Generalísimo de las Armas, Il gouverna ainsi le Pérou jusqu'au 20 septembre 1822. Il avait en effet décidé de retourner en Argentine, pour y rejoindre sa femme gravement malade.
C'était le moment où l'armée royaliste se préparait à revenir sur Lima, pour tenter de reprendre le pouvoir. Fort heureusement, San Martín avait eu le temps de pouvoir "transmettre le flambeau" à un autre grand personnage de l'Histoire, le Général Simón Bolívar (cf. ci-dessous) ...
Depuis 1810, ce général de l'armée vénézuélienne natif de Caracas, luttait pour l'indépendance de la Grande Colombie, laquelle comprenait le Venezuela, la Colombie, l'Equateur et Panama. Au Venezuela, il connut quelques déboires (notamment en 1814) mais finit par vaincre les forces royalistes à Angostura (17 juillet 1817). C'est dans cette ville, important centre de communication à l'embouchure de l'Orénoque, qu'il installa un gouvernement provisoire. Par la suite, c'est de là qu'il lança ses grandes campagnes de libération.
Bolívar commença par la Colombie. Après avoir traversé les Andes pendant la saison humide, prenant totalement par surprise les Espagnols, il remporta la bataille de Boyacá (7 août 1819). Il conquit ensuite la ville de Bogota (située à 150 km au Sud) et donna ensuite l'indépendance à la Colombie.
Deux ans plus tard, de retour au Venezuela à la tête d'une armée de 6 500 hommes, il remporta l'importante bataille de Carabobo (24 juin 1821). Il y écrasa la principale armée royaliste du Venezuela, ce qui aboutit à l'indépendance du pays.
Ce fut ensuite le tour de l'Equateur. Bolívar sollicita alors l'aide de San Martín qui lui accorda un contingent de 1 600 hommes. Ceux-ci se joignirent effectivement aux forces du Général Antonio José de Sucre (1795-1830), principal Lieutenant de Bolívar, pour remporter une victoire décisive lors de la bataille de Pichincha (24 mai 1822) sur l'armée royaliste, conduisant aussitôt à l'indépendance de Quito.
Peu de temps après, le 27 juillet 1822, se produisit à Guayaquil une rencontre historique entre Bolívar et San Martín. Une entrevue secrète, entre deux gentlemen, dont rien ne filtra mais qui scella sans aucun doute le passage de témoin entre les deux grands "Libertadores" de l'Amérique du Sud. Le fait est que, juste après leur entretien,San Martín fit voile vers le Pérou en laissant une partie de son armée à Bolivar. De retour à Lima, San Martín installa le premier Congrès Constituant de la République du Pérou puis, le 22 septembre 1822, renonça à toutes ses fonctions. Le lendemain, il s'embarqua incognito pour Valparaiso (Chili).
Dès lors, Bolívar eut le champ libre pour parachever l'indépendance du Pérou (4). Le 6 août 1824, il remporta la bataille de Junín face à une armée espagnole en pleine décomposition. Le coup de grâce fut portée quelques mois plus tard, le 9 décembre 1824, lorsque Sucre encercla et obtint la reddition des Espagnols lors de la bataille décisive d'Ayacucho.
Bolívar prit le pouvoir au Pérou mais, comme indiqué au tout début, l'Espagne ne reconnut officiellement et définitivement l'indépendance du pays que le 4 décembre 1836 ...
Telles furent les grandes étapes qui permirent aux Péruviens de se libérer du joug espagnol. Dans tous les manuels d'Histoire du Pérou, il est clairement expliqué que les deux grands "Libertadores" de la Nation furent effectivement José de San Martín et Simón Bolívar. Leurs rôles furent à la fois essentiels et complémentaires. Le premier, venu du Sud, obtint et proclama l'indépendance du Pérou; le second, venu du Nord, la consolida ....
Pour terminer ce petit article, je voudrais signaler que le programme de la 30e Edition du FBAL (Festival Biarritz Amérique Latine), qui se tiendra du 27 septembre au 3 octobre 2021, mettra tout particulièrement le "Focus" sur le Pérou" (Cliquer ICI):
Sources | |
Guerres d'indépendance hispano-américaines | |
La Independencia del Perú | |
Proceso político y militar de la Independencia del Perú | |
Independencia del Perú: Corriente Libertadora del Sur |
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(1) : Ce système des "Encomiendas" était tout simplement du "pseudo-servage". Il consistait à regrouper, sur un territoire déterminé, des centaines d'indigènes que l'on obligeait à travailler sans rétribution dans différents secteurs: mines, champs agricoles, construction de routes, etc.
(2) : Le "Cacique" est le nom que les Espagnols utilisèrent pour désigner les "Curacas", ces Chefs Traditionnels qui représentaient le pouvoir du "Sapa Inca" (nom donné à l'Empereur Inca) dans les provinces. En raison de leur autorité, les "Curacas" avaient le droit de posséder des terres et du bétail, et d'accéder aux pâturages communautaires. Ils habitaient de spacieuses maisons, disposaient de nombreux serviteurs et avaient même le droit d'avoir plusieurs épouses.
(3) : Dans l'Empire Inca, la "Mita" était un système rotatif de prestations de travail obligatoires auxquelles était périodiquement assujetti tout homme valide âgé entre 15 et 50 ans. Cette façon de corvée seigneuriale s’inscrivait dans le cadre de projets d’intérêt général, tels que la construction de routes, le labour des champs impériaux, etc. Les corvéables, ainsi assujettis à la "Mita", s'appelaient les "Mitayos". Les Espagnols, après la conquête du Pérou, reprirent ce système (voire même l'amplifièrent) qui leur garantissait un moyen de s’assurer une main-d’œuvre bon marché et permanente.
(4) : Bolívar mena près de 100 batailles, dont 79 furent décisives; pendant ses campagnes, il parcourut 70 000 kilomètres à cheval, soit dix fois plus qu'Hannibal, trois fois plus que Napoléon et deux fois plus qu'Alexandre le Grand.