dimanche 17 septembre 2023

La "Messagerie" des Incas ...

La communication occupe un rôle primordial dans la vie de tous les jours. Sans elle, en effet, il n’y aurait pas de relation, ni d’échanges et encore moins de transmission. Dans le monde hyperconnecté qui est le nôtre, il apparaît tout naturel que deux individus, séparés par des milliers de kilomètres, puissent de façon instantanée communiquer entre eux. De fait, tout cela est rendu possible grâce à Internet dont le principe repose sur le triptyque suivant:

  1. Un réseau de transport sur lequel sont véhiculées les informations à échanger. Dans la technologie en cours, il s'agit soit de Câbles Sous-Marins (avec Fibre Optique), soit encore d'Antennes de Téléphonie Mobile (4G ou 5G), ou soit enfin de Satellites de Télécommunications.
  2. La forme sous laquelle ces informations sont effectivement propagées. Dans la technologie actuelle, il s'agit soit de Signaux Lumineux (Fibre Optique) soit d'Ondes Radio (Antennes et Satellites). 
  3. Le contenu même de ces informations, composé aujourd'hui de Données, Voix et Images/Vidéos.

Ce besoin de communication, toutes les civilisations l'ont ressenti et y ont fait face ... chacune à sa manière. 

Le but de ce petit article est précisément de montrer comment l'une d'entre elles, celle des Incas, l'a solutionné. Pour cela, faisons un immense bon en arrière, de plus de sept siècles 
dans le temps. 

Dans le monde de l'an 1500, l'Empire Inca (1439-1533) n'a d'égal, par la taille, que les Empires Chinois et Ottoman. En effet, pas moins de 4 500 kilomètres séparent ses frontières septentrionale et méridionale, soit une distance comparable à celle qui existait entre les extrémités les plus éloignées de l'Empire Romain.

Trois générations furent nécessaires aux Incas pour construire cet immense Empire, l'un des plus vastes donc du XVème siècle. L'ensemble représentait une population totale d'environ 14 millions d'habitants avec une centralisation, depuis la capitale impériale Cuzco (centre névralgique de l'Empire), impeccablement gérée par une administration complexe et hiérarchisée. Pour cela, les Incas mirent en place un système de communications particulièrement efficace, articulé lui-aussi autour du fameux triptyque "Réseau de communications - Mode de propagation de l'Information - Contenu de cette Information".

 --------

Le Réseau de communications utilisé par les Incas

A cette époque, l'Empire Inca s'étend depuis le Sud-Ouest de l'actuelle Colombie jusqu'au milieu de l'actuel Chili au Sud, en englobant la quasi-totalité des territoires actuels du Pérou et de l'Équateur, ainsi qu'une partie importante de la Bolivie et de l'Argentine du Nord-Ouest. L'ensemble représente une superficie totale de 1 800 000 km2, soit plus de trois fois celle de la France d'aujourd'hui.
Pour contrôler leur Empire, les Incas construisirent plus de 45 000 kilomètres de routes (voies principales et secondaires), toutes convergeant vers la capitale Cuzco. Ce système routier s’est développé au fur et à mesure que l’Empire s’étendait. Il était composé de deux axes Nord-Sud principaux, l’un longeant la côte de l'Océan Pacifique et l’autre la Cordillère des Andes.

Le tronçon central andin constituait l’axe principal du projet économique et politique de l’Empire Inca. Cette colonne vertébrale de plus de 6 600 kilomètres, bien plus longue que la célèbre voie Appia (de Rome à Brindisi) construite par les Romains, permettait de joindre les villes de Pasto en Colombie, Quito et Cuenca en Équateur, Cajamarca et Cusco au Pérou, Aconcagua en Argentine et Santiago du Chili. À une altitude située variant 800 et 5 000 mètres, cette route monumentale, pouvant atteindre jusqu’à 20 mètres de largeur, reliait les zones habitées, les centres administratifs, les zones agricoles et minières ainsi que les lieux de cultes. A cela venait s'ajouter un réseau secondaire de routes transversales, permettant de relier les Andes à la côte du Pacifique et au Bassin Amazonien. 

Ces différentes voies étaient pour la plupart faites de blocs de pierre et de galets, encore visibles aujourd’hui, maintenus par un mélange d’argile, de graviers et de plâtre présentant les mêmes qualités que le ciment actuel. Naturellement, elles s’adaptaient à la géographie des zones qu’elles traversaient. Ainsi, lorsque le chemin devrait franchir des zones montagneuses, il devenait plus sinueux et longeait le plus souvent des précipices vertigineux. Il pouvait également comporter des escaliers ainsi que des ponts suspendus, constitués de cordages et pouvant atteindre 60 mètres de long (1).

L'un de ces derniers ponts de corde, celui de Q'eswachaca, continue de faire l'objet d'un véritable mythe. Chaque année au mois de juin (celui durant lequel les Incas rendaient hommage au Dieu Soleil), pendant trois jours, quatre communautés du district de Q'ewe (Canas, Cuzco) procèdent à sa reconstruction ... en utilisant les techniques de l'époque (cf. vidéo ci-dessous):


Cet immense réseau routier, appelé aussi "Les Chemins de l'Inca" ("Los Caminos del Inca" en Espagnol) offrait plusieurs avantages:
  • Il permettait avant tout à l’Inca de contrôler son Empire et, éventuellement, de déplacer ses troupes depuis la capitale Cuzco.
  • Il permettait ensuite l’établissement de relations commerciales entre les populations, avec la possibilité pour celles-ci de se déplacer (2).
  • Il permettait enfin la transmission d’informations à travers l’Empire (tel qu'expliqué dans le paragraphe suivant).
Le conquistador et chroniqueur espagnol Pedro Cieza de León (1520-1554) passa plusieurs années sur ces Chemin de l’Inca, entre Cuzco et Quito, afin d'étudier les pratiques des habitants de ces contrées et leurs secrets. Dans ses Chroniques du Pérou, véritable référence concernant l'histoire des Incas et de la conquête du Pérou, il écrivit ceci (3)

“Je ne m’explique pas comment ils ont pu faire des chemins 
aussi grands et aussi magnifiques, 
ni avec quels outils ils ont réussi à aplanir 
les montagnes et briser les rochers ...” 

Ces Chemins ont été inscrits au Patrimoine Mondial de l'UNESCO, en 2014. Plusieurs siècles après leur création, il est toujours possible de les parcourir sur les traces mêmes des Incas. L'occasion de s’émerveiller de l’ingéniosité et du courage de ce peuple, qui bâtit l’un des plus fabuleux Empires de l'Histoire.

 --------

La façon dont circulaient les informations

Les Incas, ne connaissant ni le cheval ni la roue, firent appel aux Chasquis (ou Chaskis), coureurs agiles et hautement entraînés, qui parcouraient à grande vitesse le réseau routier dont on vient de parler. Ils transportaient et délivraient toute sorte de choses dans tout l'Empire, principalement au service du Sapa Inca (désignation en Quechua, langue des Incas, de l'Empereur en personne).  

Ils étaient sélectionnés dès leur enfance et longuement entrainés (marche rapide et course sur longue distance), pour un labeur qui exigeait d'énormes qualités. En plus de pouvoir courir vite, ils devaient avoir un physique d'athlète avec notamment de solides jambes et des poumons d'acier (certains trajets pouvaient se réaliser à des milliers de mètres d'altitude et avec des dénivelés énormeset être aussi de bons nageurs. De plus, ils devaient avoir une bonne mémoire, notamment pour connaître toutes les routes et leurs raccourcis (pas de GPS à l'époque). Enfin, ils devaient être particulièrement endurants au froid, à la soif et à la fatigue (à noter que, dans de telles circonstances, il leur était permis de mâcher des feuilles de "Coca", feuille sacrée pour les Incas). 

La communication dans l'Empire Inca dépendait donc entièrement d'eux. Ils constituaient une sorte de Service Postal de l'Empire et, à ce titre, étaient considérés comme des Messagers du Sapa Inca (statut hautement privilégié). 

Le plus souvent, de telles 'livraisons postales' représentaient de très longs trajets, exprimés en centaines voire même en milliers de kilomètres. Le trajet le plus fréquenté allait de Nazca à Tumbes, le long de la côte du Pérou actuel, mais il y en avait aussi plusieurs permettant de desservir les autres parties de l'Empire (l'Argentine, le Chili et la Colombie d'aujourd'hui). 

Dans de tels cas, tout se déroulait sous la forme d'une course de relais, impliquant une multitude de Chasquis et selon le principe suivant:

  • Les différentes routes étaient jalonnées de "Tambos" (cf. photo ci-dessus), sorte de gîtes fournissant eau et nourriture (les plus grands étaient de grandes et confortables auberges) et servant également de point de relais. 
  • La distance entre deux "Tambos" consécutifs est celle que devait parcourir un Chasqui avant de passer le relai au Chasqui suivant. Cette distance était variable et dépendait de la topographie. Plus l'itinéraire était difficile (très fortes dénivellations par exemple), plus la distance était réduite. Ces distances pouvaient ainsi s'échelonner entre 5 kms (en pleine Cordillère des Andes) et 45 kms (le long du Pacifique). 
  • Un Chasqui était le plus souvent assigné à un segment déterminé. Il partait donc d'un Tambo1 pour aller à un Tambo2. Une fois arrivé à ce Tambo2, il transmettait tout ce qui devait l'être à un autre Chasqui qui prenait immédiatement la direction d'un Tambo3 (et ainsi de suite). Le premier Chasqui, après s'être restauré et reposé au Tambo2, prenait le chemin de retour vers le Tambo1.
  • Chaque village était censé pouvoir fournir un certain nombre de tels Chasquis, tous d'âge situé entre 18 et 25 ans.

Pour amener leur livraison à bon port, les Chasquis étaient dotés de l'équipement suivant (cf. photo ci-dessus):

  • Uncu (se prononce 'Ouncou') : Tunique sans manches, de laine ou coton, complétée par un bandeau ceint autour du front (parfois avec une huppe de plumes blanches, signe distinctif des Chasquis).
  • Pututu (se prononce 'Poutoutou') : Trompette faite d'une coquille de conque utilisée par les Chasquis pour signaler leur arrivée, à l'approche d'un Tambo, et/ou indiquer au prochain 'relayeur' de se tenir prêt. 
  • Qepi (se prononce 'Képi') : Sac (ou hotte) porté en bandoulière et contenant les objets à livrer (seuls les destinataires avaient le droit de les ouvrir).
  • Chuspa (se prononce 'Tchouspa') : Sac à victuailles contenant des feuilles de Coca, du maïs grillé en grains et en farine (celle-ci buvable après dilution dans de l'eau).
  • Vara (se prononce 'Barrrra') et Huaraca : Massue à pointes et Fronde pour se défendre, le cas échéant (4).
Ce Système de Communication, basé sur les Messagers Postaux qu'étaient les Chasquis, permettait de transporter des colis/objets divers, de la nourriture (poisson, fruits) ainsi que des informations (cf. ci-après); tout cela sur de très longues distances et en un minimum de temps (5).

--------

De quoi se composaient les informations en question

Il s'agissait de messages (instructions administratives) et de données comptables (recensement des populations, production agricole, composition du cheptel, ...), nécessaires à la gestion centralisée de l'Empire. Or et aussi incroyable que cela puisse paraître, les Incas (au contraire des Mayas) ne connaissaient pas l'écriture. Ces informations, acheminées par les Chasquis, étaient donc matérialisées de deux façons différentes:

  • La Voix 

    L
    es instructions étaient données oralement au Chasqui1, le premier Chasqui du relais à venir. Elles lui étaient répétées jusqu'à ce qu'il les connaisse par cœur. Une fois les instructions bien assimilées, le Chasqui1 entamait sa course et, un peu avant d'atteindre le Tambo2 (destination du parcours qui lui était imparti), il avertissait de son arrivée (à l'aide de son Pututu) le Chasqui2. Celui-ci avait ainsi le temps de se préparer pour pouvoir, à la façon d'une véritable course de relais, s'élancer au moment où le Chasqui1 arrivait à sa hauteur. Les deux courraient alors côte-à-côte pendant un moment, afin que le premier puisse transmettre oralement les instructions au second. Lorsque celui-ci les avait parfaitement enregistrées dans sa tête, il poursuivait seul sa course (le Chasqui1 revenant au Tambo2 pour s'y reposer, avant de retourner au Tambo1). L'objectif de cette course côte-à-côte, avec transfert oral de l'information, était de limiter au maximum les pertes de temps sur le trajet.
  • Le Quipu (se prononce 'Quipou')

    L
    Quipu (du nom 'Khipu', en Quechua, signifiant 'Nœud') était un outil utilisé par les Incas, pour tenir leur comptabilité (6). Il était constitué d'une corde principale horizontale (de longueur et d'épaisseur variables) à laquelle étaient suspendues des cordelettes à la verticale (les cordes secondaires), auxquelles pouvaient se rattacher d’autres encore (les cordes subsidiaires). Les plus grands Quipus pouvaient ainsi contenir jusqu'à plus de 2 000 cordes. 

Toutes ces cordes, en coton ou laine de camélidé (lama ou alpaga), étaient tissées de différentes manières, nouées et colorées. Les valeurs numériques y étaient enregistrées au moyen de trois types de nœuds de tailles et formes différentes, désignant respectivement les unités, les dizaines et les centaines. La façon dont les cordes étaient positionnées et reliées entre elles, leurs couleurs, la distance qui les séparait, l'emplacement et la couleur des nœuds sur elles, tout cela entrait en ligne de compte dans la codification des données à enregistrer. 

Rien n'était laissé au hasard, chaque détail comptait. La couleur des cordes était notamment très importante, car elle représentait un objet ou un élément précis (par exemple le jaune pour l’or, le rouge pour l'armée, le blanc pour la paix, le noir pour le temps, ...). Mais le nombre des couleurs étant limité, les Incas utilisèrent toute sorte de Quipus avec, dans chaque cas, des significations différentes pour les couleurs en question. De fait, il y eut autant de catégories de Quipus que de types de données à traiter: administratives (recensements, perception des impôts), généalogiques, calendaires, historiques, religieuses, noblesse, cour impériale, etc ... 

Seuls les Qhipukamayoc (les 'Maîtres du Quipu') étaient habilités à encoder/décoder quelque chose d'aussi complexe. Le Quipu était 'confectionné' par l'un d'entre eux, avant d'être envoyé à l'autre bout du pays; une fois rendu à bon port, il était 'déchiffré' par un autre Qhipukamayoc qui l'égrenait entre ses doigts à la façon d'un chapelet (7).

Selon les chroniques espagnoles de l'ère coloniale, les Quipus, en plus d'avoir servi à la tenue des comptes, auraient également été utilisés pour encoder des histoires, des lettres et des biographies. Ils auraient été donc une sorte de langage écrit et codifié.

La chute de l’Empire Inca fit évoluer cet outil ancestral, sans toutefois en ébranler les fondements. C’est pourquoi, encore de nos jours, on trouve dans les Andes plusieurs communautés qui en perpétuent toujours l’usage ...

-------

Tel était le Système de Communication inventé par les Incas. Les conquistadores espagnols en furent tellement impressionnés qu'ils le conservèrent dans la Vice-Royauté du Pérou. Dans ses Chroniques du Pérou, le même Pedro de Cieza de Leon a écrit: 

"Les Incas ont inventé un système de messages, 
qui était le meilleur de ce que l'on pouvait penser ou imaginer… 
Les nouvelles n'auraient pas pu être transmises plus rapidement, 
avec des chevaux ..." 
 

Sources

Les Chemins des Incas

Cliquer ici

Sur la voie royale des Incas

Cliquer ici

Système routier Inca

Cliquer ici

The Chasquis and Communication in the Inca’s Time

Cliquer ici

Les Incas: L'empire des quatre parties du monde

Cliquer ici

El Museo "Qhipukamayoc" : Los Quipus y Yupanas

Cliquer ici

Les Quipus, le code secret des Incas

Cliquer ici


--------------------------------------------

(1) :Tous les chemins étaient construits par les communautés riveraines selon les modalités de la "Mita", service personnel et périodique imposé par l’Inca aux populations en échange de la protection militaire, économique, symbolique et religieuse. Chaque fois qu'une nouvelle route importante était inaugurée, elle prenait le nom de l’Empereur qui l’avait fait construire.
(2) : Les Incas ne connaissaient pas la roue, ni le travail du fer (ni d'ailleurs les armes à feu). Ils ne possédaient pas non plus de chevaux (jusqu'à l'arrivée des Espagnols au Pérou). Les chemins n'étaient donc empruntés que par des marcheurs, parfois accompagnés d'animaux de bât (généralement des lamas).
(3) : L'une de ces routes est connue dans le monde entier. C'est la partie des Chemins de l'Inca, située entre la Vallée Sacrée des Incas et Machu Picchu, celle-là même qu’empruntaient les Incas il y a plus de 500 ans. Elle porte le nom de Sentier de l'Inca et fait partie du "Top 5" des randonnées les plus populaires dans le monde. Cela représente un parcours de 43 km, que tout randonneur rêve d'inscrire à son palmarès: extraordinaires paysages de montagne, forêts luxuriantes au cœur des nuages, jungle subtropicale, franchissement de sommets pouvant atteindre jusqu'à 4 200 m, tunnels, précipices tout simplement vertigineux, etc.
(4) Le Chasqui et sa cargaison étaient sacrés et sous la protection directe du Sapa Inca. Toute attaque contre un Chasqui (ou contre son chargement) était tout simplement punie de peine de mort.
(5) : Un "Qepi" (avec son contenu) pouvait facilement être transporté sur plus de 300 km en une seule journée, et aller de Cuzco à Quito en l'espace d'une semaine.
(6) : En réalité l'utilisation du Quipu remonte à 2 500 avant JC.
(7) : Certains Chasquis pouvaient faire usage de Quipus, pour mémoriser des messages comportant des données qualitatives et quantitatives particulièrement importantes.