dimanche 30 mars 2025

Apiculteurs de l'Extrême (Népal) ...

L'image d'Apiculteurs élevant leurs abeilles, protégés des pieds à la tête (tels des astronautes), nous est très familière. On les imagine récoltant le produit de leurs ruches (1): le miel bien sûr mais également la cire, la gelée royale, le pollen, la propolis et voire même le venin d’abeille. Les techniques utilisées pour cette récolte diffèrent beaucoup selon les variétés d’abeilles, le climat et le niveau de développement économique du pays concerné.

Le présent article, s'appuyant sur les remarquables travaux du photographe anglais Andrew Newey, s'intéresse à la collecte la plus rudimentaire qui soit encore d'actualité. Celle-ci a pour cadre les vallées himalayennes du Népal central et porte le nom de "Chasse au miel au Népal". C'est l'une des plus anciennes traditions humaines connues, mais également l'une des plus dangereuses. 

L'Himalaya est en effet le foyer de la plus grande abeille mellifère du monde, l'Apis laboriosa. Celle-ci a une taille pouvant atteindre 3 cm et ses piqures sont particulièrement redoutées (2). Les essaims d'Apis laboriosa construisent leurs nids sous des surplombs rocheux à flanc de falaises, à plus de 100 mètres de hauteur. Ces nids peuvent atteindre 1,5 m de diamètre et contenir jusqu'à 60 kg de miel. On comprend donc aisément que la récolte de ce miel, dans de telles conditions, puisse être particulièrement périlleuse. 

Une tradition millénaire

Cette abeille Apis laboriosa est la seule espèce capable de vivre entre 2 500 et 3 500 m d'altitude. Son miel est au centre d'une tradition, appelée "Chasse au miel" (Honey Hunting), perpétuée depuis plus de 10 000 ans par les membres de la Tribu Gurung, vivant au centre du Népal et venue du Tibet voisin.

Pourquoi ce miel himalayen est si recherché

Il s'agit très exactement du fameux Miel rouge de printemps. C'est en effet à cette période de l'année que les abeilles géantes collectent le nectar des rhododendrons (la fleur devenue le symbole du Népal) qui poussent à l'état sauvage dans l'Himalaya et dont la floraison se déroule entre mars et avril. 

Ce miel est alors produit dans les nids déjà évoqués, inaccessibles à d'éventuels prédateurs et orientés Sud-Ouest pour une exposition optimale à la lumière du soleil. Il est réputé pour avoir de nombreuses vertus:
  • Il a un goût tout simplement délicieux
  • Il a des propriétés hallucinogènes, liées à la présence de "grayanotoxine" dans le nectar des rhododendrons (3)
  • Il contient de l’alcool dit terpénique, procurant une ivresse comparable aux effets de l’absinthe. 
  • Il a des propriétés aphrodisiaques, le plaçant dans la même famille que les cornes de rhinocéros ou les ailerons de requin. 
  • Il a enfin des propriétés thérapeutiques, lui valant d'être également appelé "Miel de longue vie ou d’immortalité" (la prise d'une cuillère de ce miel, chaque matin, augmenterait les défenses immunitaires).
Tout cela explique que ce Miel rouge de l'Himalaya soit très prisé à l'exportation. D'une part pour être utilisé dans les médecines traditionnelles asiatiques (japonaises, chinoises et coréennes) et d'autre part pour traiter certaines infections et blessures (propriétés cicatrisantes). Son prix peut atteindre plusieurs dizaines de dollars américains par kilo.

Le respect de la tradition

Voici la tradition, particulièrement périlleuse, que les Gurungs s'attachent à perpétuer:
  • Une ou deux fois par an, pieds et mains nus, suspendus dans le vide, ils récoltent le miel sauvage des grandes ruches nichées en haut des falaises de l'Himalaya.   
  • Leurs seuls outils sont ceux qu'utilisaient leurs ancêtres: 
    • De longues échelles de corde tissées à la main, pour se hisser à la hauteur des ruches.
    • De longues perches de bambou pointues, pour détacher ces ruches remplies de miel et les déposer dans d'énormes paniers suspendus à cet effet.
C'est cet événement qu'Andrew Newey avait souhaité vivre en réel et immortaliser en photos. Pour cela, il n'avait pas hésité à accompagner un groupe de Gurungs, chasseurs de miel, en haut de ces falaises. Il en avait ramené toute une série de photos absolument impressionnantes, dont celles qui illustrent cet article (un très grand MERCI à ce talentueux photographe). 

Le même rituel et la même technique

Toujours le même rituel

L'initiative d'une chasse au miel est toujours du ressort de celui qui sera à la tête du groupe de chasseurs. Cet homme est l
Perengge (prononcer pé-ren-gué). C'est lui qui, suspendu dans le vide, aura la responsabilité de récolter le miel. Très respecté dans sa communauté, il est souvent appelé Guru (gourou, celui qui maîtrise). 

La première démarche du Perengge est d'obtenir la permission du Shaman (Chamane), chef spirituel de la communauté, considéré comme l'intermédiaire entre les membres de la Tribu et les Esprits. 

Une fois cette autorisation obtenue, le Perengge constitue son équipe (un groupe de chasseurs comprend environ une vingtaine de personnes) et distribue les rôles:
  • Les Rebokipes (prononcer ré-bo-ki-pés), au nombre de 8 environ, seront les "gardiens" de la longue échelle de corde (4 pour son sommet et 4 pour le pied).
  • Les Khudhapups (prononcer kou-da-poupes) seront chargés de traiter le miel collecté.
  • D'autres, dans un rôle d'Observateurs, aideront à guider les opérations (positionnement de l'échelle et des paniers par rapport aux nids).
  • D'autres enfin serviront d'Assistants pour des tâches diverses (déplacement des paniers, etc.).
L'étape suivante consiste à identifier et à préparer tout ce qu'il faudra transporter (à dos d'homme). Une telle "chasse" dure environ dix jours, impliquant d'établir un campement sur place, d'où la nécessité de disposer d'une certaine logistique (tentes, victuailles, matériel pour préparer la cuisine, récipients pour stocker le miel récolté, outils divers tels que machettes, armes pour se protéger des animaux sauvages, etc.).

Avant de se mettre en marche, les chasseurs de miel organisent une cérémonie pour apaiser les "Dieux de la Falaise". Cela comprend en général le sacrifie d'un mouton, l'offrande de fleurs/fruits/riz et des prières à ces Dieux pour que la chasse se déroule dans les meilleures conditions. Pour la circonstance, le Perengge revêt un habit cérémoniel tissé en fibres d’ortie (dont la fabrication demande plusieurs mois de travail). 

Toujours la même technique de récolte

Une cinquantaine de personnes s'enfoncent alors dans la jungle, lourdement chargées: les "chasseurs" eux-mêmes (environ 20 personnes), le Shaman (présence indispensable), des femmes (qui s'occuperont de la nourriture, etc.) et d'autres personnes qui aideront à entretenir et surveiller le campement. Après 
4 à 5 heures de marche, avec un très fort dénivelé, le groupe arrive enfin à l'endroit indiqué et le camp est installé.

Deux ou trois jours sont consacrés à la fabrication du matériel manquant: paniers, cordes, perches et notamment la fameuse échelle (pouvant atteindre 100 m de long) qui sera utilisée par le Perengge. Tout cela à partir de bambou, seul matériau disponible sur place, avec la participation de tous.
La "chasse" peut enfin commencer, avec la perspective de s'étendre sur plusieurs jours. Voici le déroulé typique de l'une de ces journées: 
  • Départ du camp en direction de la falaise où ont été repérés des nids. L'équipe de chasseurs est accompagnée d'un certain nombre de personnes. Les autres restent au camp, pour vaquer à diverses tâches (dont la préparation du repas qui sera pris le soir, quant tout le monde sera de retour au camp).
  • Une fois au pied de la falaise, des feux de brindilles sont allumés à la verticale du ou des nids ciblés. La fumée montante va affoler les abeilles. Celles-ci attaqueront, par centaines de milliers, avant de se disperser.
  • Au même moment, les chasseurs, avec le Perengge à leur tête et accompagnés du Shaman, grimpent au sommet de falaise toujours à la verticale du ou des nids.
  • Le Shaman et les chasseurs prient à nouveau les "Dieux de la Falaise". Leurs prières sont généralement accompagnées de trois sortes d'offrandes: des gâteaux, des œufs et de l'alcool.
  • Mise en place et surveillance de l'échelle (rôle des Rebokipes):
    • Les Rebokipes, comme indiqué plus haut, sont répartis en deux groupes. Ceux du premier prennent en charge la manœuvre de la partie haute de l'échelle. Ils amarrent celle-ci à un tronc d'arbre et en surveilleront en permanence la tension. Ils auront éventuellement à la déplacer (à mains nues), d'un nid à l'autre, si le Perengge le demande. 
    • Les Rebokipes du deuxième groupe sont affectés au contrôle de la partie basse de l'échelle, au moyen d'une corde qui est reliée à celle-ci. En tirant sur cette corde de tout leurs poids, ils pourront stabiliser l'échelle et la maintenir la plus rigide possible, en évitant qu'elle se balance dans le vide. Cette action facilitera considérablement le travail du Perengge. Le cas échéant, sur indication de celui-ci, ils pourront rapprocher et maintenir l'échelle assez près de la paroi de la falaise. 
    • Tout cela est réalisé avec l'aide d'un Observateur situé face à cette même paroi. C'est lui qui indique l'endroit le plus favorable où placer l'échelle, par rapport à la cible à atteindre (un ou plusieurs nids). C'est lui qui transmettra ensuite des instructions aux Assistants qui, depuis le haut, déplaceront le panier à l'aveuglette
  • Positionnement de ce panier, destiné à contenir le miel récolté. Il est suspendu au bout d'une corde, maintenue depuis le haut par les Assistants. Ces derniers pourront ensuite le déplacer, selon les instructions du Perengge et/ou de l'Observateur. 
  • Récolte proprement dite (rôle crucial du Perengge):
    • Devant un tel remue-ménage et encore excités par la fumée, tous les essaims ciblés (des centaines de milliers d'abeilles) attaquent en furie. Les chasseurs font alors le dos rond, en attendant que l'attaque se calme.
    • Au bout d'un moment (30 mn environ) le Perengge prend place sur l'échelle:
      • Il est seul, pieds et mains nus, suspendu à 100 m au dessus du sol.
      • Sa seule protection contre les abeilles est un sac en plastique (ou équivalent) placé autour de sa tête.
      • Dans l'obligation de pouvoir utiliser ses deux bras, il est amarré à l'un des barreaux de l'échelle au moyen d'une corde.
      • Il dispose d'une longue perche de bambou dans chaque main.  
    • A l'aide l'une de ces perches, il positionne le panier juste sous le nid ciblé (en relation avec les Assistants en charge du panier).
    • A l'aide de l'autre perche dotée d'un embout de bois taillé en lame plate, il découpe le nid d'abeilles et le fait tomber dans le panier. 
    • Le cas échéant, une fois le nid traité, il peut demander à passer à un nid voisin.
    • Quand le panier est plein, il est récupéré et descendu. Son contenu est alors aussitôt traité par les Khudhapups (4).
    • L'échelle est ensuite déplacée jusqu'à la hauteur d'un nouveau nid, et le cycle précédent reprend. A ce titre, la récolte le long d'une même paroi peut prendre entre 4 et 5 heures.
    • Durant toutes ces opérations, le Perengge est livré à lui-même et notamment lorsqu'il se déplace le long de l'échelle. C'est dans ces conditions acrobatiques qu'il doit faire front aux attaques répétées des abeilles. Souvent, ne pouvant en aucune façon quitter l'échelle, il en est réduit à se mettre en boule et à attendre stoïquement que les choses se calment. 
    • Tout simplement dantesque ...       
  • Retour au camp avant la tombée du jour. En effet, cette région étant le territoire de chasse des ours et des tigres (dont le fameux tigre du Bengale connu pour chasser la nuit), mieux vaut se mettre à l'abri.
Pour illustrer tout ce qui précède, je vous invite à regarder ce remarquable documentaire intitulé "Les Grimpeurs du Miel de l'Himalaya":

Une récolte à hauts risques et une tradition en péril

A l'évidence, ces "Apiculteurs de l'extrême" encourent énormément de risques. Il y a bien sûr les effets nocifs des centaines de piqûres d'abeilles qu'ils reçoivent chaque jour de chasse (lorsque le Perengge descend de son échelle, il est souvent couvert de sang et de cloques). Certains en arrivent à rester défigurés. Mais le risque le plus terrible est sans nul doute la chute, avec les conséquences que l'on devine. A ce titre, en cas d'accident mortel de l'un des chasseurs, la tradition veut que son nom soit donné à la falaise où il a perdu la vie. 

Pendant des siècles, les Kulungs sont restés coupés du monde extérieur grâce à la jungle qui les encerclent. Cela leur a permis de perpétuer et protéger cette tradition de la chasse au miel, intimement liée à leur culture. De génération en génération, les connaissances et les pratiques requises pour effectuer ces tâches dangereuses ont ainsi été transmises. Malheureusement, les choses sont en train de changer:
  • Il y a tout d'abord la chute de la population des abeilles géantes du Népal. Ce phénomène est lié aux opérations de déforestation de plus en plus importantes dans la région, ainsi qu'au réchauffement climatique.
  • Il y a ensuite l’appropriation progressive des falaises des communautés autochtones par le gouvernement népalais. Celui-ci octroie alors des droits de récolte du miel à des entreprises privées, face auxquelles les techniques de chasse ancestrales ne peuvent pas résister.
  • Il y a encore l'impact du Tourisme. De plus en plus de voyageurs s'intéressent à la chasse au miel, ce qui en fait l’un des thèmes de circuits les plus convoités du Népal. Ils se voient proposer des "Journées de chasse au miel" (plus ou moins "arrangées") à raison de plusieurs centaines de dollars américains par jour, dont une faible partie est reversée aux chasseurs de miel autochtones (5). On constate tristement que le côté mythique cède, peu à peu, la place au folklore (un peu à l'image des "Plongeurs d'Acapulco (Mexique)".    
  • Il y a enfin et surtout le manque de motivation des jeunes à suivre les traces de leurs aînés, en raison des risques encourus, des revenus limités et de l'appel de l'exode vers les villes. En effet, à l'époque du Smartphone et de tout ce qui tourne autour, on comprend qu'il puisse être difficile pour un adolescent Kulung d'imaginer son avenir en Perengge
C'est dire que cette grande et magnifique tradition des "Apiculteurs de l'extrême" pourrait être sur le point de disparaître ... 

  

Sources

Au Népal, la récolte à haut risque du miel hallucinogène

Cliquer ICI

The Ancien Art of Honey Hunting in Nepal

Cliquer ICI

Sur les traces du miel hallucinogène népalais

Cliquer ICI

Népal: Récolte du miel des abeilles géantes 

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(1) : Une colonie d’abeilles se compose d’une reine unique (femelle), de nombreuses ouvrières (femelles), d'un harem de faux-bourdons (mâles) et de couvain (ensemble des œufs, des larves et des nymphes protégés par les ouvrières d'abeilles). Une seule colonie occupant une seule ruche. 
(2) : Une seule de ces piqures peut condamner à garder le lit pendant une bonne semaine.
(3) : Il s'agit d'une neurotoxine qui peut avoir des effets hallucinogènes, mais également provoquer des nausées et altérer le rythme cardiaque.
(4) : Il s'agit d'un traitement relativement sommaire: le miel est nettoyé de toutes les abeilles qui y sont engluées puis filtré à travers un simple linge, avant d'être stocké dans des jerricans.
(5) : Les touristes ont même la possibilité d'escalader les parois concernées, équipés bien entendu d'un "Matériel 3.0", causant parfois des dommages à la falaise et aux sites de nidification.